Série 001
"Et voici que commençait à naître la question essentielle : est-ce que je la reconnaissais ?
Au gré de ces photos, parfois je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez et du front, le mouvement de ses bras, de ses mains. Je ne la reconnaissais jamais que par morceaux, c'est-à-dire que je manquais son être, et que, donc je la manquais toute. Ce n'était pas elle, et pourtant ce n'était personne d'autre. Je l'aurais reconnue parmi des milliers d'autres femmes, et pourtant je ne la « retrouvais » pas. Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La photographie m'obligeait à un travail douloureux ; tendu vers l'essence de son identité, je me débattais au milieu d'images partiellement vraies, et donc totalement fausses. Dire devant telle photo « c'est presque elle ! » m'était plus déchirant que de dire devant telle autre : « ce n'est pas du tout elle ». Le presque : régime atroce de l'amour, mais aussi le statut décevant du rêve – ce pour quoi je hais les rêves. Car je rêve souvent d'elle, mais ce n'est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d'un peu déplacé, d'excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte – ce qu'elle n'était jamais ; ou encore, je sais que c'est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d'elle, je ne la rêve pas. Et devant la photo, comme dans le rêve, c'est le même effort, le même travail sisyphéen : remonter, tendu, vers l'essence, redescendre sans l'avoir contemplée, et recommencer."
Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, 1980.
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